portrait d'Isabelle Saillenfest
Isabelle SAILLENFEST présidente de La Table de Jeanne-Marie a Tours © Ville de Tours - F. Lafite

Portrait d’Isabelle Saillenfest

Présidente de La Table de Jeanne-Marie

La Table de Jeanne-Marie, financée exclusivement par des dons, veille à la sécurité alimentaire de personnes en grande précarité. Hommage à ses bénévoles qui, depuis dix ans, la font tenir debout.

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De Cœur à cœur

En 2014, nul n’était besoin d’être demandeur d’asile pour que la rue vous compte parmi ses naufragés mais, la guerre civile syrienne amplifiant leur nombre, il manquait d’un lieu à Tours pour les nourrir. Unis, Chrétiens Migrants, Réseau Éducation Sans Frontière (RESF), la Maison de Saint-Martin et Emmaüs 100 pour 1 furent les quatre pieds de cette commune planche de salut : La Table de Jeanne-Marie (TJM). Nœuds administratifs, fissures morales ou incendie, comme en juin dernier, allaient dès lors éprouver le bois dont elle était faite.

Sans toit fin 2017, après avoir échoué à devenir propriétaire de ses murs, la TJM n’a jamais cessé d’exister. « Cet hiver-là, se rappelle Patrick Bourbon (RESF), 70 bénévoles se sont retrouvés place Neuve pour distribuer les repas qu’ils avaient préparés chez eux. » Durant le confinement, contre vents et marées, « nous étions les seuls à rester ouverts. » Gymnase Paul-Racault, « de cinquante couverts par jour nous sommes passés à deux cents : SDF, travailleurs sans papiers, migrants, mais aussi étudiants étaient accueillis sans condition. » Applaudis hier, des soignants, suspendus et privés de tous revenus car non vaccinés, durent eux aussi, l’année suivante, s’en remettre à la fraternité de la TJM.

Garder son âme française

C’est sa faiblesse, mais aussi sa grandeur : cette fraternité ne produit pas plus de droit qu’elle ne se décrète. Pour Isabelle Saillenfest, présidente de la TJM, quand liberté et égalité s’abîment, elle permet de deviser « de coeur à coeur » et « de garder son âme française ». Si la TJM n’a elle-même jamais sombré, c’est en raison de la générosité des donateurs, d’un tissu associatif mobilisé et grâce à l’AMAC* Touraine qui, cédant une partie de ses locaux rue Febvotte, a rendu possible, après six mois d’errance, sa réouverture. Celle-ci eut lieu en 2018. C’était un 18 juin, tout un symbole pour qui estime que la compassion est « un appel auquel on répond » et la solidarité, « un acte d’amour et de résistance au nihilisme ». Sur la brèche, toujours souriants, des visages anonymes « prennent l’autre comme il est, l’écoutent d’égal à égal » et se relaient librement trois fois par jour, sept jours sur sept, en cuisine ou en salle, accomplissant leur devoir sous le drapeau d’une et indivisible humanité.

Coordinateur du pôle social de la TJM, Damien Coiffard était le responsable rayons frais d’un hypermarché quand il a fait connaissance d’Isabelle, « c’était au moment de la collecte des invendus alimentaires (avant la loi Garot de 2016, ceux-là étaient rendus impropres à la consommation, ndlr). Souvent invité, j’ai fini par me greffer à la TJM », témoigne-t-il.

« Aux gens sans feu ni lieu »

Apprentissage du français, guitare, couture, hip-hop, théâtre, etc., « des ateliers se font, se défont, raconte Damien. Rien n’est figé, tout est fluctuant selon les besoins du moment, et, quand on ne revoit plus certains habitués, on se dit que tout va bien pour eux. On ne peut pas s’attacher, mais, admet-il, il nous est arrivé de céder à l’émotion » quand, parvenus à loger pour une nuit une famille avec femme et enfant, « nous avons pleuré de joie avec elle ». Il y a enfin des retours inattendus, comme cet homme descendu de banlieue parisienne avec des sacs de riz : « C’était un ancien bénéficiaire qui voulait nous en faire don, pour nous remercier. »

« Auberge ouverte aux gens sans feu ni lieu », la TJM emprunte à La Jeanne de Brassens (Jeanne Planche) l’idée que « dans son coeur, en s’poussant un peu, reste encore une p’tite place ». Le refrain bourdonne dans les têtes, des origines de la TJM, rue des Abeilles, à la rue Febvotte où dorénavant, compare Damien, « elle fonctionne comme une grande ruche », mais sans reine. « Désignée d’office présidente car j’étais la seule à être domiciliée à Tours », Isabelle se considère elle-même comme une « ouvrière » parmi d’autres pour qui le miel de l’existence est dans l’entraide, refusant de « passer à table » pour parler de soi.

Trait d’union et de poésie

Apprend-on simplement par Christiane et Daniel Baudry, responsables de la Maison de Saint-Martin que « la mère d’Isabelle, autrefois, avait lancé à Tours SOS Miam Miam dans le quartier du Petit Monsoudun ». Pour eux, Isabelle figure ce trait d’union entre les époques et les sensibilités, certaines se revendiquant de Jeanne Planche, d’autres de la Bien Heureuse Jeanne-Marie de Maillé, « pauvre au milieu des pauvres ». « Comme par miracle, par enchantement », cette dernière est morte en l’an de grâce 1414, soit 600 ans pile avant la création de la TJM, et elle est née à Luynes, peut-être pour rappeler au temps présent qu’allée de Luynes au Sanitas œuvra longtemps Rose-Marie Merceron.

Disparue en 2020, l’emblématique bénévole de Chrétiens Migrants confectionnait dans les 10 m2 de sa cuisine de quoi nourrir quiconque frappait à sa porte ; les 100 m2 de la TJM l’auraient rendue fière de ses « enfants », enchantée aussi de les savoir heureux pour une raison qu’Isabelle explique après y avoir réfléchi toute la nuit : « Ce qui nous rend heureux à la Table de Jeanne-Marie, c’est d’abord quelque chose qui ne nous appartient pas, qui se crée, peut-être par nous, mais en tout cas sans nous, comme une fleur qui sort de terre sans qu’on l’ait même imaginée ou comme un cours d’eau à sec qui se met à couler à nouveau. » Et Brassens, pour la rime, eut ajouté que « par la façon qu’elle le donne » cette Table fait « ressembler son pain à du gâteau » ; la fraternité n’y est jamais rassie, mais servie du jour en se tenant debout.

*Association des Métiers de l’Art et de la Culture

Texte : Benoît Piraudeau

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